Bureaucratie – David Graeber
J’ai récemment lu Bureaucratie de David Graeber (un auteur dont je commence à avoir parlé un petit paquet de fois ici). Le livre rassemble en fait plusieurs essais qui traitent de la bureaucratie sous plusieurs angles et propose des réflexions intéressantes.
Globalement j’ai encore bien aimé ce livre de Graeber, même si j’ai quelques points de désaccord. Il faut dire que c’est un auteur dont je me sens proche idéologiquement et souvent aussi culturellement puisqu’il peuple ses livres d’analyses rigolotes et intéressantes sur la fantasy, les jeux de rôles, etc. Ici on a par exemples droit à une analyse structuraliste des vampires et des loups garous ou encore une analyse politique de la récente trilogie Batman. Tout ça rend la lecture plutôt agréable.
Je vais tenter ici de résumer ce que je retiens principalement du bouquin, agrémenté de quelques réflexions personnelles.
Loi d’airain du capitalisme
Présenté comme une introduction pour le livre, cette partie développe tout de même beaucoup d’idées pour une introduction.
Une critique de gauche de la bureaucratie
Un des points de départ du livre est la volonté de proposer une critique de gauche de la bureaucratie, la critique de droite étant bien connue : « les politiques sociales développe la bureaucratie, il y a trop de règles, il faut supprimer l’état providence, libérer l’économie, etc… ».
La droite a une critique de la bureaucratie. Elle n’est pas très bonne. Mais elle a au moins le mérite d’exister. La gauche n’en a pas. Par conséquent, lorsque des gens de gauche veulent attaquer la bureaucratie, ils sont contraints, en général, de reprendre à leur compte une version édulcorée de la critique de droite.
La première étape sera donc de démonter, assez facilement la critique « de droite » de la bureaucratie.
Le lien historique en capitalisme et état moderne
Un premier point sera de constater, que l’état moderne et la bureaucratie sont apparu de façon plutôt concomitante au développement du capitalisme. Evidemment corrélation n’est pas causalité, mais enfin, il faut bien reconnaître au moins que plus de libéralisme n’a pas l’air de produire beaucoup moins de règles bureaucratiques.
Un bref regard sur une échelle de temps plus courte: on nous vendais les réformes de la « loi travaille! » et plus récemment des ordonnances Macron comme un besoin urgent de simplifier et réduire la taille du code du Travail français. Et je pense qu’on se souvient tous du gimmick pour plateau télé de brandir l’énorme bouquin comme preuve ultime de l’archaïsme Français et du besoin de réforme.
Résultat: on passe de 3280 pages en mars 2016 (avant les réformes) à 3546 pages en 2018 (post loi travaille! et ordonnances Macron). Je veux bien que la taille du code soit en partie due à l’inflation de la jurisprudence, m’enfin c’est pas moi qui ai choisi la taille du code comme métrique et pour des réformes censées simplifier et réduire, bah bizarrement l’effet est pas hyper palpable.
La bureaucratie d’entreprise
L’autre point qui disqualifie assez vite une critique de droite de la bureaucratie, c’est le peu de différence qui peut exister entre une bureaucratie d’état et une bureaucratie d’entreprise.
Il n’y pas vraiment de pas de différence de nature entre une grosse administration publique et une grosse entreprise. Historiquement les origines de ses organisations sont identiques et les modes d’organisation similaire.
La tendance actuelle est même à la fusion, et à l’importation (du pire) de la bureaucratie d’entreprise vers la bureaucratie étatique. C’est le monde des projets et des process, du reporting et de l’évaluation, bref du bullshit : tout ça vient de l’entreprise et se répand vers l’administration publique, pas l’inverse ! Ca à même un nom: le « new public management ».
Globalement le néo-management est roi pour créer des « bullshit job« de manager à la con qui ne servent à rien mais augmentent la paperasse.
Le néolibéralisme produit la bureaucratie
On peut pousser plus loin le raisonnement et voir un lien entre le néolibéralisme et la bureaucratie. La mécanique du capitalisme libéral repose sur deux piliers principaux:
- La libre contractualisation entre individus: le contrat comme solution systématique pour régler toutes les relations humaines
- la recherche systématique du profit financier
Et c’est globalement tout.
Evoluer dans une société qui s’est entièrement construite sur ces règles incitent à se comporter en « agent économique rationnel », c’est à dire, à rechercher à maximiser constamment son profit individuel. Et ça implique de tricher et voler dès que l’occasion se présente, et notamment en exploitant les failles et faiblesses de la loi (optimisation fiscale, combines et astuces diverses…). Loi qui va du même coup devoir devenir plus complexe pour couvrir les failles, tout en ouvrant évidemment de nouvelles.
Dans ce monde de contrat et de profit, Il faut donc un cadre, des règles pour encadrer les contrats, les stocker, les vérifier, les standardiser, et résoudre les innombrables disputes par la force de la loi (plutôt que par la négociation d’un consensus).
et paf ca fait de la bureaucratie !
A partir de là pas vraiment étonnant de voir la concomitance entre croissance de l’état moderne bureaucratique et développement du capitalisme. Des sociétés plus anciennes reposant sur des arrangements et traditions plus ou moins irrationnelles ont nécessairement moins besoin de « contrats » (et donc de cadre réglementaires) pour encadrer les relations entre humains. Par exemple, si la coutume dit que tu dois t’occuper de tes vieux et de la famille élargie au risque d’être considéré comme un paria si tu le fais pas, pas vraiment besoin de systèmes sociaux ultra bureaucratisés.
Stupidité, Violence et Imagination
Le second essai fait le lien entre bureaucratie et violence, et donne une explication de pourquoi la bureaucratie peut être si pénible et en quelques pistes pour la dépasser.
gestion des situations stupides
Le constat principal de cet essai est que la bureaucratie est surtout pénible quand elle est utilisé comme une solution pour gérer des situations déjà stupide. Le genre de situation qui serait régler en 2 minutes en discutant entre humain relativement raisonnables mais qui prennent des plombes et des tonnes de formulaires contradictoires car au moins l’un des participants n’est pas vraiment ouvert au dialogue.
En fait tout se passe comme si l’une des deux parties (le bureaucrate) refusait obstinément de faire tout travail interprétatif, tout travail d’imagination, laissant l’autre faire tout le boulot de comprendre exactement ce qu’il faut dire et dans quelle case il faut l’écrire: le bureaucrate et sa paperasse ne feront aucun effort pour vous comprendre.
https://www.youtube.com/watch?v=IKQGaEFSwyw
Bureaucratie et violence
Et cette approche correspond bien à la façon de gérer les systèmes structurellement violent: dans une relation ou seul l’un des deux interlocuteurs à les moyens légitimes de faire appel à la violence pour résoudre un conflit, il n’a pas besoin d’investir des efforts en travail interprétatif et peu se contenter de dire: « c’est comme ca! t’es pas d’accord ? tu n’aura pas accès aux prestations sociales / je t’envoie les flics et les huissiers, voir les deux ».
Dans la quasi-totalité des autres façons de chercher à influencer les actes des autres, il faut savoir au moins approximativement, qui nous pensons qu’ils sont, qui ils pensent que nous sommes, ce qu’il pourraient tirer de la situation, ce qu’ils détestent et ceux qu’ils aiment, etc.
Frappez les sur la tête assez fort et tout cela devient hors sujet!
Bureaucratie et imagination sociale
la bureaucratie n’est donc pas juste un moyen de contrôle et de gestion des populations par le pouvoir, c’est aussi un instrument pour limiter l’imagination: limiter les possibles aux règles et aux lois, limiter l’expérimentation sociale.
Face à ça et au diptyque bureaucratie / violence légitime, les solutions proposées sont d’aller vers plus de démocratie, au sens de recherche et construction de consensus et plus d’imagination sociale. Créer d’autres façons de fonctionner en dehors du système existant plutôt que d’essayer de l’adapter (ce qui n’impliquerai qu’une nouvelle croissance de la bureaucratie).
Une stratégie de libération efficace semble alors d’ignorer autant que possible la bureaucratie en place, de se glisser dans les failles du système, les « zones du dehors » (Damasio), et imaginer des espaces alternatifs et les mettre en place collectivement, bref: ZAD Partout !
Bureaucratie et technologie
Le troisième essai se concentre sur les interactions entre bureaucratie et innovations technologiques. Je ne suis pas vraiment d’accord avec une partie de l’analyse de Graeber, mais il y a tout de même des points auxquels j’adhère assez.
Un complot contre la technologie ?
Pour résumer de façon un peu caricaturale, le point de vue de l’auteur: en gros il considère que si on a pas d’hoverboard, de téléporteurs, et des colonies spatiales c’est parce que la bureaucratie et les politiques de recherche se sont orienté vers des innovations qui renforcent « la discipline du travail et le contrôle social » (notamment l’informatique).
Et que ça résulte d’un choix plus ou moins délibéré au début des années 60. Le progrès technologique aurait effrayé les classes dirigeantes car il était porteur de trop de capacité d’émancipation et elles l’auraient alors réorienté vers des innovations moins dangereuses socialement.
Globalement je suis pas vraiment d’accord, il me semble pas moins probable que certaines de ces choses soient physiquement impossibles ou en tout cas limitées pour des questions d’énergies. Et il me semble qu’il minimise aussi un paquet d’invention technologiques.
Bref je suis pas vraiment convaincu, et ça tourne limite complot: la bourgeoisie a mis en place des bureaucraties dans les équipes de recherche pour limiter les nouvelles avancées scientifiques. bof.
L’effet de la bureaucratie sur la recherche
Par contre, je le rejoins assez sur l’effet de la bureaucratie sur la recherche. Oui le fonctionnement de la recherche s’oriente de plus en plus (sous l’effet de l’adoption dogmatique des principes de la « nouvelle gestion publique ») vers du travail bureaucratique. Et oui, c’est néfaste pour la recherche.
« L’explosion de la paperasse résulte directement de l’introduction des techniques de management des entreprises, qui sont toujours justifiées comme des moyens d’accroître l’efficacité, en instaurant la concurrence à tous les niveaux. La traduction pratique de ces méthodes de management est invariablement la même : tout le monde finit par passer le plus clair de son temps à s’efforcer de vendre aux autres des choses – propositions de bourses ; projets de livre ; évaluations … »
Je suis malheureusement très bien placé pour confirmer et je pourrais écrire bien des choses sur l’inefficacité et la stupidité des projets de recherche (et perdre mon taf). A minima c’est beaucoup de temps perdu pour les chercheurs. Au pire, le fonctionnement bureaucratique écarte de la recherche les individus les plus brillants, laissant les meilleurs postes à ceux qui sont avant tout doué pour remplir des dossiers et vendre du vent.
L’attrait de la bureaucratie
Quatrième partie intéressante, un peu en forme d’antithèse. Si on sait bien pourquoi on déteste tous la bureaucratie, cette partie s’intéresse à pourquoi est ce qu’au fond on l’aime quand même beaucoup aussi. Il s’agit évidemment pas de sauver les bureaucrates hein. Si il ne fait pas trop de doute qu’il faudrait jeter aux orties la bureaucratie capitaliste, cette troisième partie permet de pousser la réflexion pour savoir quoi faire une fois qu’on a aboli l’état et le capital.
une certaine efficacité
Oui bah une des raisons assez évidente de l’attrait des bureaucraties c’est que d’un certain point de vue, ça a une certaine efficacité.
L’explication la plus simple de la séduction des procédures bureaucratiques est leur impersonnalité. Les relations froides, impersonnelles, bureaucratiques ressemblent beaucoup aux transactions en liquide : les deux offrent des avantages et inconvénients du même ordre. D’un côté, elles sont sans âmes. De l’autre, elles sont simples, prévisibles et – du moins selon certains paramètres – elles traitent tout le monde à peu près de la même façon.
une certaine spiritualité et une culture
Un second aspect de l’attrait qu’exerce sur nous les bureaucraties vient selon Graeber de facteurs culturels.
La philosophie pythagoricienne aurait amorcé une sacralisation de la rationalité, pensée comme « l’application de la logique, de la pensée pure imperméable aux émotions« . Cette philosophie a été reprise assez largement par l’ensemble des écoles de philosophie antique et par le christianisme. On baigne donc depuis tout petit, du moins en occident, dans un monde ou cette rationalité est considérée comme supérieur aux émotions quand bien même on a aujourd’hui compris que rationalité et émotions sont pas vraiment séparables dans un être humain.
les récits héroïques sont aussi présenté comme une sorte de vaccin bureaucratique: notre imaginaire est depuis toujours peuplé de récits héroïques ou les règles bureaucratiques n’existent pas ou lorsqu’elle existe, les héros s’en affranchissent. Mais ils vivent aussi des choses terribles qui nous font savourer le confort tranquille de nos bureaucraties bien ordonnées. Ce type de récit agirait donc comme une sorte d’arme de dissuasion pour nous faire rester dans les clous de la bureaucratie.
Je suis pas forcément hyper convaincu par ces arguments, et je n’ai probablement pas le niveau de connaissances nécessaire pour juger, mais c’est clair qu’il y a des choses intéressantes dans ce qu’il dit dans cette partie.
un contrôle de l’arbitraire
Enfin il pousse la réflexion sur une analyse des jeux (games) et du fait de jouer (play), les jeux étant constitué par essence de règles (donc une forme de bureaucratie) et le fait de jouer étant à l’inverse souvent une façon de s’émanciper des règles.
Cette analyse est vraiment intéressante et permet d’expliquer l’attrait de la bureaucratie comme une peur du jeu, au sens peur de l’aléatoire et de l’arbitraire. Elle permet aussi de montrer qu’il y a besoin d’une tension permanente entre la bureaucratie et les espaces de créativité et d’imagination.
« la liberté est la tension qui oppose le libre jeu de la créativité humaine aux règles que celle-ci engendre constamment. »
Bref, un monde de règles parfaites régentant tout est une utopie aussi folle qu’un monde sans aucune règles, et c’est l’aspect dynamique, la possibilité de passer de l’un à l’autre et d’en décider collectivement qui semblent important pour les sociétés humaines.
Enfin, je laisse le mot de la fin à J.R.R Tolkien (extrait d’une lettre à son fils) qui m’a bien fait rire:
« Mes opinions politiques penchent de plus en plus vers l’Anarchie (au sens philosophique, désignant l’abolition du contrôle, non pas des hommes moustachus avec des bombes) – ou vers la Monarchie « non constitutionnelle ». J’arrêterais quiconque utilise le mot Etat (dans un sens autre que le domaine inanimé qui recouvre l’Angleterre et ses habitants, chose qui n’a ni pouvoir, ni droits, ni esprit) ; et après lui avoir laissé une chance de se rétracter, l’exécuterais s’il s’obstinait! »
2 réactions au sujet de « Bureaucratie – David Graeber »
Bonjour Grain (j’ai pris ton pseudo d’auteur d’article à défaut d’en trouver un autre),
Je découvre ton blog avec cet article (grâce au retweet de Graeber) et je viens d’en faire un petit tour, une balade bien agréable ma foi !
Je trouve ta synthèse bien réalisée et assez pertinente, même si ma lecture de Bureaucratie commence à dater.
Je te dis donc bravo et te remercie pour ce blog très sympathique.
C’est également l’occasion de t’encourager, si tu en as le temps, à remplir la page wikipédia de Bureaucratie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Bureaucratie%2C_l'utopie_des_r%C3%A8gles) puisque ce travail de synthèse devrait pouvoir t’aider à le faire rapidement. J’aurais plaisir à venir y ajouter des compléments et débattre de certains aspects avec toi si le destin nous y mène !
Très belle journée à toi,
Pocopennar
Salut!
Merci pour ton commentaire, sur l’article et sur le blog.
Je vais y réfléchir pour la page wikipédia, mais je promets rien vu que j’ai tjs des dizaines de projets sur le feu (y compris ce blog) et jamais assez de temps.
Bonne journée à toi, et n’hésite pas à repasser dans le coin à l’occas (ou à t’abonner)
Grain.