Au commencement était… – David Graeber & David Wengrow – 3/3 Les autres propositions du livre   

Au commencement était… – David Graeber & David Wengrow – 3/3 Les autres propositions du livre   

Le livre propose donc à la fois la critique du récit traditionnel sur les origines de l’humanité et une nouvelle définition de l’état et de sa formation. Mais au-delà de ces contributions essentielles, les auteurs proposent aussi d’autres idées et perspectives sur les origines de nos sociétés. Ces propositions donnent leur densité au livre. Elles apportent une vision plus détaillée. Mais aussi, elles permettent d’approcher la question de pourquoi nos sociétés sont restées bloquées au stade étatique. J’ai essayé de rassembler ici quelques-unes de ces propositions.

La schismogenèse et l’innovation ludique moteurs des différentiations

Si on a vu dans l’article précédent qu’il y avait plusieurs chemins possibles pour une société vers l’état. Il reste à voir ce qui fait changer les sociétés. Comment se différentient elles au cours du temps ?

La schismogenèse ou l’art de ne pas faire comme le voisin

Un des mécanismes proposés par les auteurs pour expliquer l’apparition de sociétés très différentes parfois voisines est le processus de schismogenèse.

En gros et de façon assez simple : Un groupe va chercher à se différentier de ses voisins immédiats. Et pour bien souvent il fait l’exact inverse des voisins.

Mettons que sur un territoire les gens vivent majoritairement de la pêche, ont des esclaves et font de grandes compétitions de banquets entre leurs leaders charismatiques. Et bien ceux qui vivent dans la vallée d’à côté vont s’en différentier. En choisissant de vivre de la cueillette de gland (alors que le poisson est tout aussi abondant). En posant un interdit fort sur l’esclavage. Et en ayant des chefs qui se distingueront par une sobriété et économie tournant à l’avarice.

Où disons que dans un pays la bouffe soit un truc culturel super important avec autant de spécialités culinaires et de variétés de fromages que de villages. Et bien, il se pourrait bien que la bouffe soit absolument désastreuse dans le pays qui en fut l’impitoyable nemesis pendant des siècles.

Cette définition par l’opposition apporte cohésion au groupe social. Mais elle permet aussi l’apparition d’une grande variété de cultures et d’organisation sociales.

L’Agriculture en dilettante

Un autre mécanisme important est forcément l’innovation technologique. Mais là aussi il faut sans doute revoir notre compréhension de ce qui la motive et de comment elle apparait. L’exemple central est ici l’apparition de l’agriculture et la fameuse « révolution néolithique » qui en suivit.

Les sociétés de chasseurs cueilleurs ne manquaient pas de nourriture. Et les débuts de l’agriculture furent forcément hésitant et moins productif qu’un mode de vie de chasseur cueilleurs. Alors pourquoi cultiver ?

Déjà j’ai trouvé très intéressante la proposition que l’agriculture ait pu se développer au départ pour d’autres productions que de la nourriture. Par exemple pour produire de la paille pour des constructions en terre-paille ou des fibres pour les vêtements.

Et surtout ce développement de l’agriculture apparait comme ayant été long, lent, et progressif. On parle d’une évolution sur plusieurs centaines voire milliers d’années. Ce n’est pas du tout l’image d’une révolution soudaine. Le livre évoque de façon assez crédible, le fait que l’agriculture a pu se développer au départ comme expérimentation ludique ou pratique rituelle.

Si les chasseurs cueilleurs mangeaient à leur faim et avait un max de temps libre. C’est assez probable qu’il ait pu juste expérimenter pour s’amuser. Avant de progressivement adopter certaines cultures pour des raisons rituelles (donner de la bière aux dieux et aux mort). Pratiques qui passent peu à peu dans l’usage commun.

Je trouve cette explication ludique de l’innovation très convaincante. La plupart (voir la totalité) des innovateurs techniques que je connais (et j’en ai croisé quelques un) le font essentiellement parce que ça les amuse. Ils racontent (et se racontent) parfois qu’ils le font parce que c’est utile. Mais en réalité c’est surtout des nerd qui s’amusent. Personne ne voudra jamais de ton idée de frigo connecté bob, on le sait tous. Et toi aussi, avoue que tu aimes juste t’amuser avec des protocoles d’échanges de données.

Saisonnalité, festival, réseau de longue distance : complexifier les ordres sociaux

Une autre grande idée intéressante développée dans le livre est celle de la complexité des organisations sociales dans les sociétés traditionnelles. On est loin de la vision de petites tribus isolées et ignorantes des différentes possibilités d’organisation sociales. Le livre montre que les organisations des sociétés traditionnelles pouvaient évoluer dans le temps et se déployer dans l’espace.

Changer d’organisation sociale dans le temps

C’est un des aspects qui avait été évoqué dans la conférence ou j’avais découvert le binôme Graeber – Wengrow. Et immédiatement ça m’avait frappé comme étant un point absolument fascinant. On a plusieurs exemples dans l’anthropologie de sociétés qui adoptait des modes d’organisation différents selon les saisons.

Des sociétés pouvaient vivre pendant certaines saisons en petit groupes dispersés. Et à l’inverse se regrouper en grand groupes / pseudo-villes sur d’autres saisons. Et selon les cas, on pouvait observer des rapports différents à la hiérarchie et au pouvoir. Les petits groupes peuvent être égalitaire ou contraire sous la coupe d’un chef de famille tyrannique. Et de la même façon les grand rassemblement peuvent être égalitaire ou au contraire très hiérarchisés.

De nombreuses sociétés semble ainsi avoir eu cette capacité à passer de façon fluide d’une organisation sociale à une autre, au fil des saisons. C’est un phénomène qu’on connait un peu par le phénomène des « carnavals » avec leur logique d’inversion sociale (roi de carnaval, masques, changement des rôles…). Mais il faut ici l’imaginer à une tout autre échelle.

Echanges à longue distance

Une autre façon de complexifier la perspective sur les ordres sociaux et de voir qu’ils peuvent se déployer à distance.

Là aussi l’anthropologie donne des exemples de sociétés ayant créer des réseaux de liens à grande distance (« division totémique en moitié » des aborigènes d’Australie, clans amérindiens). L’archéologie apporte aussi des indices permettant de supporter cette thèse (unité culturelle observée à grande distance dans les productions matérielles).

Des constructions imaginaires

Ces perspectives différentes sur la complexité des organisations sociale oblige à repenser l’évolution traditionnelle (clan > chefferies > royaume > état) dont la simplicité apparait complétement ridicule et absolument pas à même de décrire la complexité du réel.

Réciproquement, elles permettent de mettre en question nos propres organisation sociales. Les cités et états qui nous semble réel ne sont en fait que des constructions imaginaires. Elles ne changent pas fondamentalement le nombre d’individus avec lesquels ont interagit. Et elles n’existent que tant que collectivement on y croit (ce qui fait un bel echo à l’un des slogan de David Graeber : « vivre comme si nous étions déjà libre »).

Trouver les origines du blocage ?

La notion de propriété des esclavagistes, violence et soin au source du blocage ?

Reste à comprendre pourquoi nos sociétés sont restés bloquées sur un modèle étatique concentrant les trois formes de domination (souveraineté, bureaucratie, compétition politique).

J’ai trouvé que le livre ne répondait pas forcément complétement à cette question complexe. Mais il donne des pistes intéressantes. L’une d’elle est à lié à la notion de propriété telle qu’on la conçoit dans les sociétés modernes et qui tirerai son origine de la relation de maitre à esclave.

La propriété classique (du droit romain) est un imperium, le maitre fait ce qu’il veut de ses possessions, sans obligation d’en prendre soin. Réciproquement, l’esclave est dans une relation de soin pour son maitre sans aucun pouvoir. Cette relation, amalgame de violence et de soin, a été inscrite dans la famille patriarcale (le pater familias possédant sa famille et ses biens). Et elle aurait ensuite été transféré au corps social dans son entier. Le monarque est le père qui dispose de ses sujets.

Je ne sais pas si ça explique tout. Mais je trouve intéressant de questionner certains de ces héritages autour de la notion de propriété (les impacts environnementaux de la notion de propriété comme imperium absolu sont assez évidents). Comme le livre le note, on hérite beaucoup de choses assez fondamentales de sociétés (grécoromaines, judéo-chrétiennes) qui avaient des valeurs pas forcément alignées avec celles qui sont les nôtres aujourd’hui.

L’origine indigène des lumières

Et d’ailleurs, si on cherche l’origine de nos valeurs modernes. Peut être faut il aussi repenser ce qu’ont été les « lumières ».

Pour les auteurs, l’origine de ce qu’on considère aujourd’hui comme le courant philosophique des lumières est à chercher avant tout outre-Atlantique. Ce sont les sociétés amérindiennes qui nous ont transmis beaucoup lors de la confrontation qui a mené à leur quasi anéantissement.

Et je dois dire que leur présentation de cette thèse est assez convaincante. A tout le moins je pense qu’il faut considérer que sans la rencontre avec « le nouveau monde » aucun des philosophes n’aurait pu produire ces fameuses « lumières ». Elles se sont faites sans doute en partie en effet en piquant des idées, ou en inspiration, réaction et quelquefois opposition.

Conclusion

Bref, encore une fois c’est un livre dense et je ne suis pas sur d’en avoir fait le tour. J’espère que certaines de ces pistes seront poussées plus loin. Elles ouvrent des perspectives intéressantes sur le passé. Mais aussi déverrouilleront peut être certains blocage sur l’absence d’alternative pour le présent et le futur.

3 réactions au sujet de « Au commencement était… – David Graeber & David Wengrow – 3/3 Les autres propositions du livre    »

  1. Bonjour
    Moi aussi j’ai beaucoup ce livre. Merci pour le lien vers la conférence. Et par ailleurs jolies illustrations dans vos 3 articles. Je cherche un exemple de regonflement de conflit mentionné par les auteurs. Pour l’instant une recherche par mots clés n’a rien donné. Peut-être vais-je relire tout le bouquin mais pour l’instant je lis des articles sur le net tels les vôtres pour en trouver trace. I
    L’exemple : il s’agit d’une société où pour faire comprendre à quelqu’un.e qu’il ou elle n’a vraiment pas été sympa, personne du groupe ne lui parlera plus. Au bout de très peu de temps, la personne fait amande honorable et l’impair est pardonné. Est-ce que cela vous dit quelque chose ?
    Voudriez-vous entrer en matière avec moi sur ce sujet ?
    Bien cordialement

    Myriam
    plasticienne,
    cinéaste d’animation,
    réalisatrice trans media

  2. PS : « regonflement  » = résolution. je m’tais mal relue et cette crétinerie d’écriture automatique que je n’ai pas désirée fait n’importe quoi

    1. Bonjour,

      Merci pour ce commentaire.

      Je n’ai pas en tête d’exemple clair de résolution de conflit de ce type, mais ca me semble cohérent. Je ne suis pas un spécialiste du sujet, mais dans le principe il me semble que ca ressemble assez au principe de l’excommunication chez les chrétiens, ou aux sanctions de type « exil » comme l’ostracisme en Grèce antique ou les procédures de bannissement ou de mise « hors la loi » (dans la common law britannique). Dans tous les cas il s’agit d’exclure (plus ou moins vivement) de la communauté.

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