Les Furtifs – Alain Damasio
Du lourd ! aujourd’hui on s’attaque à du lourd ! le nouveau livre d’Alain Damasio, sorti au printemps : les Furtifs. Exceptionnellement je vais faire une partie no-spoil et une partie avec spoiler (même si je vais rester léger dans le spoil hein, du moins jusqu’à ce qu’HBO annoncent qu’ils font une série sur le livre, à partir de là, je vous préviens je respecterai plus rien ni personne, mais vous aurez lu le livre avant hein…).
Un livre attendu
Bon je vais expliquer un peu pourquoi j’attendais tant ce bouquin, en revenant sur les livres précédent de Damasio. Si vous savez globalement vous pouvez passer à la partie suivante.
La Horde du Contrevent
Je vais les faire dans l’ordre où je les ai découvert, pas dans l’ordre de leur sortie. Donc commençons avec la Horde du Contrevent.
Bon ben c’était la grosse claque ce bouquin. C’est de la Fantasy, mais dans un monde très original et traité de façon vraiment spéciale.
C’est l’histoire d’un monde balayé par un vent permanent, issue d’une source mystérieuse, l’Extrême-Amont. On suit un groupe d’aventuriers qui remonte vers cette source du vent. Et au passage, on découvre toute l’étrangeté de ce monde et toute la profondeur des différents personnages.
C’est aussi une histoire raconté à plusieurs voix. Chaque personnage à son style littéraire spécifique, sa façon de nous raconter l’histoire. Et petit à petit, par petite touche ce collectif devient cohérent et nous raconte une seule histoire. C’est beau et rare.
Pour ne rien gâcher le livre est aussi traverser d’un peu de philosophie, sans que ça ne devienne jamais théorique et chiant ou que ça pète le récit. On embarque et on est scotché jusqu’à la dernière phrase, littéralement.
C’était vraiment une expérience de lecture rare que je conseillerai à tous.
La Zone du Dehors
Du coup, après avoir versé la petite larme à la fin du livre, j’ai voulu lire d’autres livre du même auteur. C’était parti pour la Zone du Dehors (qui est sont premier roman).
Là on est dans de la Science Fiction / l’anticipation. Ca se passe dans un futur possible de notre monde. Une colonie spatiale, où l’on suit une bande de rebelles, d’apprentis révolutionnaire anarchistes qui ne supportent pas cette société si bien gérée.
L’histoire est pas mal, l’univers aussi, il y a quelques bonnes idées, mais on atteint pas le niveau de la Horde du Contrevent.
Le livre est surtout un pamphlet politique déguisé en livre de science fiction. Ca n’a pas franchement gênée ma lecture, d’autant que j’adhère à l’essentiel des idées. Mais c’est pas aussi dépaysant que la Horde.
Sur le moment j’avais passé un bon moment mais j’avais été un poil déçu, En fait je me suis rendu compte de l’impact que ce livre avait eu que plus tard.
C’est un livre qui aura eu un impact important pour moi. Avec des concepts qui sont devenus des éléments clefs de ma compréhension politique du monde : les sociétés du contrôle, le sens et les limites de la démocratie, la volte plus que la révolte, le rôle de la technologie, le dehors…
Si je devais le résumer, je dirais que si 1984 est la dystopie parfaite des sociétés disciplinaires, La Zone du Dehors est celle des sociétés du contrôles.
Aucun souvenir assez solide
Celui là n’est pas un roman, mais un recueil de nouvelles. Je détaillerai pas chaque nouvelle individuellement.
Globalement je dirais que j’avais encore pris des claques avec celui là. Certaines nouvelles m’ont laissé (pour le coup) des souvenirs très fort, émotionnellement.
Damasio y avait, pour moi, fait la démonstration de son pouvoir de me balader, en quelque pages, très violemment sur le spectre des émotions. Le genre de trucs qui te laisse pas vraiment tranquille.
C’était à la fois addictif, parce qu’on est une espèce qui adore les histoires et les émotions, et inquiétant. Parce que bordel c’est qui se mec qui se permet en quelques lignes de me retourner comme une crêpe?
Au final, je le conseillerai surtout au die-hard fan de Damasio car selon moi, il vaut mieux démarrer par ses romans.
Avis sans spoiler
Bon fini les préliminaires, parlons des Furtifs. Je vais donner ici mon point de vue garanti sans spoiler sur le bouquin. Du coup j’y parle plus du style, et de l’impact du livre que de l’histoire.
Ca raconte quoi ?
Bon promis j’en dis pas trop, mais il faut quand même que j’explique brièvement de quoi ça cause.
Si il y a bien un truc que j’ai pas aimé sur ce livre, c’est … la quatrième de couverture.
Je le trouve trop compliqué et que sauf si tu connais déjà le bonhomme, il fait pas envie. Du coup voilà comment je résumerai l’histoire pour quelqu’un qui ne connais pas:
- C’est avant tout l’histoire d’un père qui cherche sa fille qui a disparue.
- Ca se passe en 2040, et le livre propose une vision de ce futur relativement proche très intéressante, et pour moi réaliste. C’est une anticipation complète: évolution technologique, mais aussi politique et sociale.
- Il y a un aspect fantastique avec des créatures (les « furtifs ») qui vivent parmi nous depuis toujours mais qui échappent toujours à notre regard. En gros, ils sont toujours planqué, tu les regardes, paf ils ont déjà bougé, furtifs quoi.
- Il y a aussi une réflexion politique et philosophique dans le livre, mais ça reste avant tout un roman, donc si ce genre de chose te parles pas (pour l’instant), bah t’inquiète tu peux le lire aussi.
Voilà ça me semble un peu plus attractif comme ça.
Le style Damasio
La polyphonie
C’est une des marques les plus caractéristiques des bouquins de Damasio: l’histoire est raconté en suivant en parallèle plusieurs personnages, et en passant rapidement de l’un à l’autre.
C’est une astuce que je trouve génial parce que ça permet de raconter l’histoire avec plusieurs points de vue, sans avoir pour autant de narrateur omniscient.
Chaque personnage à son propre style d’écriture, sa propre façon de raconter les choses, sa propre vision des choses. Et l’histoire globale se dessine donc par petite touches.
A noter aussi: Derrière l’astuce littéraire, il y a aussi une vision politique. Damasio aime raconter l’histoire d’un collectif, d’un groupe social, pas celle d’un seul individu.
Dans les furtifs, on retrouve évidemment cette polyphonie. Elle est cependant, pour moi, moins marquée que dans la Horde du Contrevent (où elle était vraiment centrale).
Les différences de style sont moins marquée que dans la Horde, mais c’est aussi parce qu’on a des personnages peut être plus complexes et moins caricaturaux que dans la Horde. Ça reste quand même une grande réussite.
Style et vocabulaire
Il y a aussi un travail de Damasio sur le vocabulaire et le style. Je suis pas hyper expert de ces sujets, mais en gros ce que j’ai apprécié c’est l’évolution du langage.
De la même façon qu’il fait de la prospective technologique, politique et sociale, il fait aussi un peu de la prospective linguistique.
Il y a pas mal de néologismes, et globalement une évolution du langage. Le style est souvent très « oral », avec aussi pas mal d’argot.
J’ai trouvé ça très réussi. Je trouve qu’il arrive à écrire des trucs très beau sans utiliser une langue distinguée et figée, mais au contraire un parlé populaire, trivial et chaud et que bah du coup c’est presque encore plus beau, parce que c’est vivant. #niksamèrelakadémifranssaise
Des passages poétiques
Et puis il y a les passages poétiques. C’est pas forcément facile à décrire. Pour ceux qui ont lu la Horde, il y a le personnage de Caracole qui colle bien. Là dans les Furtifs, il y a ces passages plein de sonorités, d’allitérations et d’assonances.
C’est joli, mais parfois un peu perturbant. Mon conseil est qu’il faut vraiment les lire presque à haute voix pour bien ressentir toutes les sonorités tout en captant bien le sens.
J’ai trouvé ça très fort comme sensation de lecture, d’autant que ça arrive souvent un peu à l’improviste. Ca m’a donné l’impression d’un livre vivant, organique, qui me forçait un peu quand ça lui chantait, à lire de façon plus impliquée, avec plus de présence, d’attention. C’est une expérience assez cool, d’autant que loin de te sortir de l’histoire, au contraire ça t’y immerge peut être encore plus quand c’est réussi.
Un livre impactant ?
Enfin il y a la question de l’impact de ce livre. Il y a des idées politiques et philosophique dans le bouquin, voilà en gros qu’est ce que j’en ai pensé. là aussi autant que possible sans spoiler sur l’histoire.
Politiquement (rien à voir avec George)
Bon politiquement j’ai pas vraiment pris de grosse claque avec ce bouquin. On reste assez dans la lignée de la Zone du Dehors, et ça correspond assez bien à ma vision politique (anarchie, anticapitalisme, tout ça, tout ça).
Ça reste très fort sur la partie anticipation. C’est à la fois génial en terme d’anticipation de ce vers quoi tant la société actuelle (ce qui est assez flippant). Mais aussi génial en terme d’anticipation des formes de luttes (et pour le coup assez réconfortant). Politiquement c’est donc surtout cette double anticipation que je retiens.
Après je pense que je verrais sans doute avec plus de recul ce que ce livre m’a apporté politiquement, mais ça prendra peut être un peu plus de temps. Et sinon je le conseillerai, surtout si vous n’avez pas encore lu la Zone du Dehors puisque ça reprend pas mal des concepts importants, peut être en mieux.
Philosophiquement
C’est surtout sur son angle philosophique que le livre ouvre peut être le plus de portes.
C’est encore assez difficile à retranscrire pour moi, j’ai probablement pas tout à fait digérer l’ensemble. Mais en quelque mot, il y a une réflexion sur le vivant que j’ai ressenti assez vivement à la lecture du livre. Un peu dans la lignée de la réflexion autour du « vif » dans la Horde, mais en plus fort.
Je le formaliserai pas pour l’instant en une série de concepts, mais disons que ça te fais te sentir vivant. Je vais poser ici un petit texte, que j’ai senti le besoin d’écrire pendant que je lisais les derniers chapitres des Furtifs (c’était au bas de la page 620) et qui essaye de retranscrire un peu (et sans doute maladroitement) ce que j’ai ressenti.
Fusionner vivant, habiter la joie, respirer l’instant. Apupeur, cette vie collection d’instants où tu te lies, ou tout tes sens tissent un lien à l’autre, au vivant, au caillou, au moment.
Où ça te défini, ça deviens toi et tu deviens ça, ça reste.
Mais surtout t’étais là, t’es là, à 100%. Debout sur un muret à contempler la ville, en haut d’une montagne où au fond d’un torrent, les gambettes en feu au 32eme kilomètres, les doigts qui tâtent fébrilement la falaise, suspendu à 15 mètres du sol, la glisse sur la neige et la grande communion avec mamiwata dans les rouleaux; l’échange avec les amis quand ça fusionne sec à plus savoir qui est qui, dans le rire, le cortique ou la connerie; les 100 livres (et les 2 films) qui t’ont ouvert le crâne comme les rifs qui sont entrés dans ton oreilles et qui arrêterons jamais de te faire dandiner du cul; le ronron insolent du chat et les fêtes débiles du chien, les odeurs et les sons que t’as figé, les larmes et la douleur aussi; les nuits autour du feu et la satisfaction de tout ce que tu as construit de tes petites mains, de ton premier lego à ta dernière bidouille; le goût unique des légumes qui ont poussé au soleil de ton jardin, des très grands vins et la première gorgée de chaque bière; même le boulot, ce putain de taf débile, quand ça te porte et que tu pisses de la ligne à en vitrifier tout ces à-valeurs de bullshit; et puis bien sur le regard dans les yeux de tes gosses; tous tes souvenirs de môme et tous les premiers bisous du monde.
Un livre à te craquer la cacahouète, hacker la calebasse, culbuter le crâne, quoi !
De quoi congédier illico les caquetants cupides, les castors couillons et les craintes de l’époque, pour convoquer collectivement des combattants calor carmin, des hommechestres de cuivres et un crépitant capharnaüm à deux cœurs.
Vivant!
[Spoiler]
Bon à partir de là, je vais considérer que vous avez lu le livre en entier. Je reviens principalement sur les trucs que j’ai le plus kiffé et sur quelques petits regrets.
Les bons petits kifs
Bon alors y’a évidemment plein de trucs. Petite liste sans ordre précis (je mets volontairement pas de sous titre sinon ca reviens à spoiler dans la table des matières):
La progression: il y a pour moi trois tiers assez clair dans le bouquin: un premier tiers de montée pure, ou chaque chapitre te rajoute une couche et te mets une claque. Ensuite ça se calme un peu sur le second tiers, avec une histoire qui avance plus lentement et tâtonne un peu. Et puis ça reprend sur le troisième tiers avec une accélération suivi par trois fin successives. Je trouves le rythme plutôt réussi de ce point de vue là.
Le Monde: Il est absolument génial, aussi bien parce que l’anticipation fait frémir (les villes privatisées, la réul). Que parce qu’il fait réver: l’ile des balinais sur le Rhône, la céleste, les anarchitectes, la traverse…
La Techno: Fait rare pour moi aujourd’hui, il a réussi à me donner parfois envie de ces innovations technologiques (les intechtes, le bonnet d’écoute de Saskia, la sculpture animée du cosmondo… putain je veux, ça déboîte trop). Je crois que c’est le truc qui m’a le plus surpris parce que je suis ordinairement très techno-blasé à force de voire des lourdaux infâmes pitcher des idées débiles de frigo intelligents, de wearable pour petit vieux, chiotte connectés et autre inventaire tristes de l‘Internet of Shit.
Le démontage du marketing: Je trouve que Damasio a pris un malin plaisir à jouer les markéteux et à préparer des slogans et des argumentaires de ventes crédible pour les merdes du futur. Il fait ça terriblement bien, montrant à l’envie que ce genre de discours est finalement facile à produire et le critiquant dans le même mouvement de façon assez acerbe.
Les persos: ils sont tous réussis et attachants. Je crois qu’un des plus intéressant dans l’histoire est Arshavin car jusqu’à la fin tu sais pas trop où il va et pour qui il joue. J’ai beaucoup aimé aussi la petite concurrence qu’il peut y avoir entre Saskia et Sahar autour de Lorca (perso #TeamSaskia évidemment).
La musique de certains passages: Je crois que c’est sur les combats que le truc de sonorité que je décrivais un peu plus haut est le plus opérant. Ca marche pas forcément à chaque fois, mais il y a des fight vraiment kiffant (et en gros tout le chapitre Cacourir qui est un de mes préféré).
Certains passages / slogans sont aussi très réussi et donne vraiment envie de se les ré-approprier et de les taguer dans la rue.
Nous sommes la nature qu’on défonce.
Nous sommes la Terre qui coule, juste avant qu’elle s’enfonce.
Nous sommes le cancer de l’air et des eaux, des sols, des sèves et des sangs.
Nous sommes la pire chose qui soit arrivée au vivant. Ok. Et Maintenant ?
Maintenant, la seule croissance que nous supporterons
sera celle des arbres et des enfants.
Maintenant nous serons la nature qui se défend.
Couscous-Coran : C’est un détail mais il m’a bien tué aussi: le passage du déchiffrage du Skyweg par ces abrutis de militaires. J’ai chopé un putain de fou rire tout seul comme un con dans mon lit. Merci !
– « Scout couscous-Coran »
– « Couscous-Coran » ? Vous êtes sérieux là, Berthold ?
Les petits regrets
Alors j’ai eu quelques petits regrets sur le bouquin, pareil, petite liste rapide:
l’Existence des Furtifs: la première discussion entre Sahar et Lorca sur les Furtifs laisse presque l’impression que les Furtifs pourraient n’être qu’une hallucination de Lorca. Et pour le coup Sahar a plutôt de bons arguments. Je trouves qu’il aurait laisser planer un peu plus longtemps le doute sur : est-ce que c’est réel ou est-ce que les mecs débloquent.
Le Réchauffement Climatique: j’ai l’impression qu’il est là sans être explicite, il y a plein d’indice qui dise qu’on est dans un monde qui est parti en couilles mais c’est peut être pas assez exploité comme idée. Après je crois que c’est aussi parce que j’adorerai lire de la bonne anticipation sur un monde sérieusement plus chaud.
L’armée: bon pour moi c’est presque le trucs le moins crédible du bouquin. J’arrives à imaginer un monde où les furtifs existent, mais plus difficilement un monde où un mec comme Lorca arrive de nul part avec sa formation de sociologue gauchiste et rentre pépouse dans une unité plus ou moins d’élite de l’armée. Ce point est jamais vraiment explicité et c’est un peu un point faible de l’histoire pour moi.
Le mot de la fin
Bon ben lire ce livre était un bon gros kif. Je l’attendais et en même temps j’avais un peu peur d’être déçu. Au final c’était vraiment cool. Je vais laisser le mot de la fin à Louise:
Il n’y a pas de lendemains qui chantent. Il n’y a que des aujourd’huis qui bruissent.